« En radeau sur l’Isère, de Saint-Ismier à Sassenage ». L’initiative prise par l’association Trans’savoir est à saluer, notamment pour son riche programme de conférences relatives à l’histoire de la navigation sur l’Isère (lire encadré en bas de page). C’est un fait : en se promenant sur ses berges aujourd’hui, difficile d’imaginer que cette rivière a été durant plusieurs siècles le maillon essentiel des échanges commerciaux entre les vallées alpines et les rivages méditerranéens ! L’essor industriel observé dès le milieu du 18e siècle a beaucoup contribué au développement des moyens de transport sur ce cours d’eau qui apparaissait à l’époque comme une solution rapide, peu coûteuse et surtout moins risquée que les routes... Malgré un débit changeant selon les saisons et de fortes différences topographiques ici ou là, depuis la Combe de Savoie jusqu’à sa confluence avec le Rhône, l’Isère était bel et bien « flottable » et même « navigable » en période de « basses eaux », soit de mars à mai et de fin juillet à fin novembre.
Difficile de dater l’origine de la navigation sur l’Isère. On sait seulement que les Allobroges et les Romains utilisaient déjà cette voie d’eau pour le transport de marchandises lourdes, en particulier les blocs de pierre issus des carrières. Compte tenu des contraintes de navigation et du voisinage de grandes surfaces forestières, la flotte de l’Isère s’est toujours composée d’embarcations à fond plat d’une vingtaine de mètres maximum et de radeaux dont la charge pouvait atteindre une quinzaine de tonnes. Bien plus nombreux, les radeaux étaient construits sur les berges par des hommes ayant autant l’allure de bucherons que de mariniers. Une fois arrivés à destination, les radeaux étaient démontés et le bois revendu.
Les plus anciens textes citant des bateaux, leurs chargements et leurs trajets datent du Moyen Âge. Un texte de 1248 cite l’existence d’un bac à traille à Goncelin et des services de bateaux réguliers sont mentionnés dès le 14e siècle à partir du port de Gières... Dans un article paru dans les Chroniques Rivoises (voir bibliographie), Alain Schrambach précise : « D’après un texte de 1383, le minerai de fer, extrait des mines d’Allevard, était transporté par mulet jusqu’au port de Goncelin, puis acheminé par bateaux et radeaux, vers le nord, la Savoie et essentiellement vers le sud. Il était déchargé dans les petits ports, jusqu’à La Sône, qui assuraient le relais par mulet, vers les bas fourneaux et les forges dont celles de la Fure. (...) Entre 1333 et 1334, en un an, il y eut 78 bateaux exclusivement chargés de minerais, au péage de Grenoble ». L’activité des fontes d’Allevard perdurant durant les siècles suivant, le trafic entre Goncelin et les ports situés à l’aval de Grenoble fit de même pour alimenter les forges locales. Les canons fabriqués à la Fonderie Royale de Saint-Gervais jusqu’en 1848 étaient acheminés – après transbordement sur un bateau marin à Arles – vers Marseille afin d’équiper les bateaux de bas-bords (les galères) et vers Toulon pour les bateaux de hauts-bords (les vaisseaux de ligne). A Saint-Quentin, on embarquait des briques, des tuiles, du bois et de la chaux. A Cognin, des noix. A Trellins, du bois de châtaigner, des cercles pour tonneaux.
La descente de l’Isère était plutôt rapide. Pour un équipage de cinq ou six mariniers, 13 heures suffisaient pour acheminer un chargement d’une cinquantaine de tonnes de Grenoble à la vallée du Rhône. Lors de la « remonte », pour ramener le sel de Méditerranée, les vins et le blé de Provence et du Languedoc, la manœuvre était moins rapide et bien plus difficile. Dans une page web relative à l’ histoire de Beaulieu. [1], on apprend qu’elle se faisait ordinairement en convoi de 3 ou 4 bateaux attachés les uns aux autres et tirés par 40 bœufs, la charge totale ne dépassant pas 150 tonnes. On remontait en « bonnes eaux » et par beau temps. Les bœufs étaient divisés en deux groupes. Le « cas d’avant » se composait de 24 bœufs attelés deux par deux à une première « maille », cordage attaché à la barque de tête. Le « cas d’arrière » se composait de 16 bœufs attelés à la « seconde maille » attachée au deuxième ou troisième bateau. Pour le passage des torrents, aussi près que possible de l’embouchure, on amarrait et les bœufs dételés remontaient le torrent, le traversaient quand ils le pouvaient puis redescendaient vers l’Isère. Les mariniers passaient alors la maille, on crochait et l’équipage continuait sa marche. Toutes les fois que le chemin de halage changeait de rive, il fallait « faire le trajet », c’est-à-dire traverser la rivière. A ce rythme, on comprend qu’au lieu de 13 heures pour la descente, « la remonte » durait entre 10 et 12 jours !
A l’aube du 19e siècle, le commerce fluvial commença à décroître et les chemins de halage à être moins entretenus. Les conditions de circulation sur les routes s’améliorèrent, les ponts se multiplièrent, le chemin de fer progressait... Le 22 octobre 1838, un petit bateau vapeur rhodanien de la Compagnie Générale de Navigation remonta même l’Isère jusqu’à Grenoble (à l’initiative du maire de Grenoble de l’époque, Hugues Berriat). Mais, devant l’ampleur des dépenses envisagées, le projet de créer une « Compagnie des bateaux à vapeur de l’Isère » fit long feu. Relatif au trafic commercial entre Grenoble et Valence de 1839 à 1841, un rapport de 1843 mentionne pourtant un total annuel de de 35 000 tonnes transportées par voie fluviale, soit plus du double que celui enregistré par la route en 1844 : 19 000 tonnes. Mais la dynamique fut implacable : des 321 bateaux comptabilisés en 1841 sur l’Isère, il n’en restait que 50 dix ans plus tard. Dès 1868, l’usage de la voie d’eau se fit essentiellement pour les bois flottés. Durant la première moitié du 20e siècle, des bateaux naviguaient encore sur certaines portions mais l’Isère fut définitivement radiée de la liste des rivières navigables de France le 27 juillet 1957.
[1] Lire la partie « Au temps des mariniers sur l’Isère »